Glen Grant à travers la série “Book of Kells”

Dans un précédent article, nous racontions comment Gordon and MacPhail était devenu le gardien du temple du Single Malt Scotch Whisky. Si aujourd’hui, c’est dans la gamme Private Collection que la célèbre maison de négoce met en bouteille ses plus précieux millésimes, ces derniers ont été au cœur d’une autre gamme baptisée Book of Kells, arrêtée en 2018. Cet article revient sur les origines de cette gamme, en faisant escale à la distillerie Glen Grant, partenaire historique du négociant écossais.

 

 

 

En hommage à un manuscrit enluminé

L’histoire débute dans les années 1980. Gordon and MacPhail, le célèbre embouteilleur écossais, lance Book of Kells, une gamme dont le nom est tiré du titre d’un manuscrit illustré d’enluminures réalisées par des moines celtes au début du IXe siècle. Rédigé en latin, le Book of Kells contient les quatre évangiles du Nouveau Testament. La création de cet évangéliaire est fréquemment attribuée aux moines de l’abbaye d’Iona, une île de la côte ouest écossaise.  Ce titre fait référence à l’abbaye de Kells, située en Irlande, où des moines l’auraient transporté en fuyant les assauts des vikings. Le manuscrit est actuellement conservé en Irlande, à la bibliothèque du Trinity College de Dublin.

 

 

Les premiers embouteillages de la gamme Book of Kells semblent dater du début des années 1980. Parmi ceux-ci, nous pouvons citer un Macphail’s 1964, avec une mention d’âge de 17 ans, un Pride of Strathspey 1938 de 45 ans et deux MacPhail’s 1938 Old Highland Malt du même compte d’âge. Le premier de ces deux très vieux millésimes est embouteillé en carafe et le second dans une bouteille standard. Réservée aux très vieux whiskies de malt, la série Book of Kells rassemble des millésimes dont les plus anciens datent du milieu des années 1930 et les plus récents de la fin des années 1980. La plupart d’entre eux sont âgés de plus de 20 ans. 

 

Si , depuis le début du XXIe siècle, les embouteillages sont en majorité réalisés dans des bouteilles standards, certaines d’entre eux (et beaucoup d’éditions commercialisées jusqu’en 1998) sont proposés dans des carafes aux formes différentes. Les plus célèbres sont celles du Pride of Strathspey 1938 – bouteille courte et rectangulaire, aux motifs gravés dans le verre –, puis celle, à la forme évasée, du Glen Grant 1956, embouteillé en 2015 pour les 60 ans de La Maison du Whisky. Autre spécificité graphique de cette dernière bouteille et de la gamme, son étiquette illustrée représente un personnage levant son verre, dans un style graphique évoquant les enluminures. D’où le surnom parfois donné à  la gamme Book of KellsThe Dram Takers.

La distillerie préférée de Mr. George 

 

 

Parmi les embouteillages récurrents de la série Book of Kells figurent ceux de Glen Grant, constitués des millésimes allant de la fin des années 1940 jusqu’au milieu des années 1960. Distillerie préférée de George Urquhart, Glen Grant est fondée en 1840 par les frères John et James Grant. Elle est la plus ancienne distillerie de Rothes, établie avant Glenrothes, Glen Spey et Speyburn (Caperdonich, longtemps appelée Glen Grant 2, ayant fermé en 2002) et la seule de la ville ouverte aux visiteurs. Glen Grant est surtout l’une des premières marques de whisky de l’histoire, embouteillée en tant que single malt au tournant du XXe siècle , et disponible en Afrique, en Australie et aux États-Unis. Glen Grant est devenu très populaire en Italie à partir des années 1950, grâce à l’influence d’un hôtelier milanais, Armando Giovinetti, qui rapporta d’Écosse plusieurs caisses de ce single malt afin de le faire connaître dans son pays. Jusqu’au milieu des années 1990, le Glen Grant 5 ans représentait 70 % des ventes de single malt sur le marché italien.

 

La distillerie appartient aujourd’hui au groupe Campari. Ce dernier en a fait l’acquisition en 2006 auprès de Pernod Ricard qui, suite à l’achat d’Allied Domecq, ne pouvait pas conserver certaines distilleries et s’est donc séparé entre autres de Bushmills, de Laphroaig et  de Glen Grant. Au fil des décennies, un système de chauffe vapeur a été installé, l’usage de la tourbe a été abandonné et le choix des fûts pour le vieillissement s’est principalement orienté vers les barriques de bourbon, au détriment des fûts de xérès. Ces évolutions renforcent la singularité des expressions de Glen Grant mises en bouteille par Gordon and MacPhail, bien plus âgées que les embouteillages officiels commercialisés par la distillerie elle-même et majoritairement élevées dans des anciens fûts de sherry. En plus des expressions faisant partie de la gamme Book of Kells, la collection Distillery Labels propose d’autres (superbes) très vieilles éditions de Glen Grant. Grâce à ses liens étroits avec la distillerie, le négociant installé à Elgin a pu obtenir une licence, et réaliser des versions en reprenant l’étiquette des embouteillages officiels de Glen Grant.

 

Sur le marché

Il est très difficile de trouver un meilleur rapport qualité-prix que les embouteillages de Glen Grant dans la gamme Book of Kells aujourd’hui. À une époque où les single malts dépassant les cinquante années de vieillissement sont commercialisés à un prix de sortie excédant (parfois allègrement) les £10,000, ces vieux Glen Grant font de la résistance. En moyenne, les éditions Book of Kells de Glen Grant s’adjugent aux enchères entre £2,000 et £3,000, en-deçà même du prix d’expressions provenant d’autres distilleries (Benriach, Longmorn, Glenlivet, entre autres). Pourtant, l’exceptionnelle dégustation qui va suivre démontre que ces versions sont de véritables merveilles.

 

La dégustation 

Nous vous proposons une dégustation exceptionnelle de cinq Glen Grant des années 1950. Progressivement, les expressions de la série Book of Kells sont devenues des éditions exclusives pour des clients historiques. Les six éditions commentées ci-dessous ont été embouteillées pour La Maison du Whisky.

 

 

GLEN GRANT 58 ans 1953 Gordon and MacPhail Book of Kells 47,9 % :

 

 

 

Couleur : acajou.

 

Nez : riche, oxydatif. Marquée par des parfums de confitures de fruits rouges, de marmelade d’orange et de cerise à l’eau-de-vie, l’entame de dégustation est dense. Ces notes fruitées jouent un magnifique ballet avec des arômes de tabac, de poivre doux et de menthe qui rafraîchissent l’espace olfactif.

 

Bouche : vive, équilibrée. D’abord poivrée, l’attaque de bouche apporte beaucoup d’allant à la dégustation, marquée par la chaleur d’un thé au gingembre. Le milieu de bouche, où se rencontrent du café, de l’orange sanguine et des graines de moutarde, poursuit cette lancée. À l’aération émerge une belle salinité.

 

Finale : longue, tonique. L’entame de finale dévoile un caractère oxydatif (noix) et infusé (thé Pu Erh, thé à la menthe), ce dernier flirtant avec la fumée. Ensuite, la fraîcheur est de mise, avec des saveurs de thé gingembre, de menthe et de bonbons à l’orange. En arrière-bouche, des notes de peau de pêche.

 

 

Après 58 années de vieillissement, la vigueur est toujours présente, soulignée par les séquences épicées de la dégustation. Les parfums évoquant des confitures et les saveurs évoquant des infusions illustrent parfaitement l’alternance de séquences riches et aériennes. Superbe de complexité aromatique et gustative.

 

 

GLEN GRANT 59 ans 1954 Gordon and MacPhail Book of Kells 53,1 % : 

 

 

 

Couleur : ambre.

 

Nez : frais, aérien. De magnifiques parfums de pêche, de mangue et de fruits de la passion caractérisent les tonalités fruitées de la palette aromatique, marquée par l’exotisme. Les notes herbacées qui s’ensuivent (menthe, mélisse, romarin) ancrent définitivement la dégustation dans le Speyside.

 

Bouche : délicate, généreuse. Fleurie (lavande, coquelicot), l’attaque de bouche s’aventure par la suite vers des contrées plus sirupeuses et des notes de pêche et de raisins secs. Avec gourmandise, les épices qui apparaissent en milieu de bouche (poivre, cardamome, cannelle) viennent souligner la finesse de la palette gustative.

 

Finale : à la fois directe et duveteuse. Par sa salinité et ses saveurs acides de pomme, l’entame de finale brouille les pistes et nous fait voyager dans l’univers des Calvados. Ensuite, des notes de melon, de pastèque et de fraise accentuent la fraîcheur de la finale. En arrière-bouche, une superbe couche de vanille.

 

Contrairement à la version précédente, l’influence du long vieillissement en fût de sherry est moindre. À la fois frais et gourmand, ce Glen Grant est absolument remarquable par sa précision. Ses séquences fruitées sont magnifiques. Un whisky à faire goûter à l’aveugle à un amateur de Bowmore des années 1960.

 

 

GLEN GRANT 59 ans 1955 Gordon and MacPhail Book of Kells 60,8 % : 

 

 

 

Couleur : acajou profond aux reflets rubis.

 

Nez : dense, concentré. La frontière avec les rhums est franchie par des parfums vanillés, exotiques (mangue, noix de coco) et herbacés (canne à sucre, feuille de tabac). Ensuite, s’effectue le retour vers le whisky, où les notes organiques (goudron), amères (chocolat), fruitées (amandes, raisins secs) soulignent la complexité de la palette olfactive.

 

Bouche : riche, vive. Avec des saveurs de café serré, de chocolat noir et de tabac, l’attaque de bouche se place sous le signe de l’amertume. D’une densité exceptionnelle, le milieu de bouche est marqué par des notes liquoreuses de noix et intenses de bois de Santal. La fin de bouche est dans le même registre, à la fois minérale (mine de crayon) et herbacée (réglisse).

 

Finale : intense, équilibrée. Saline, l’entame de finale est également épicée (noix de muscade, paprika de Hongrie). Des notes de noisettes, de chocolat au lait et de vanille apportent leur touche de douceur et de gourmandise. Puis l’arrière-bouche, animale (steak de bœuf), relance la dégustation de plus belle.

 

 

Il n’est pas rare (nous pensons à Glenfarclas en écrivant ces lignes) que certains vieux whiskies du Speyside évoquent de façon intime l’univers aromatique et gustatif des rhums. C’est le cas de ce Glen Grant, où la dégustation nous transporte en Jamaïque puis dans les Antilles françaises. Le degré d’alcool élevé de cette version renforce sa superbe intensité.

 

 

GLEN GRANT 60 ans 1955 Gordon and MacPhail Book of Kells 51,6 % : 

 

 

 

Couleur : acajou.

 

Nez : élégant, harmonieux. Des saveurs de dattes, de makrouts et de zlabias nous transportent en Orient. Des grains fins moulus de poivre gris, des tranches de marbré au chocolat et de kouign amann soulignent à merveille la subtilité et la profondeur de la palette aromatique.

 

Bouche : fringante, généreuse. Les notes herbacées et salines de thé vert, de réglisse et d’algue nori de l’attaque de bouche forment une parenthèse après l’océan de gourmandise que le nez a déversé sur la dégustation. Le milieu de bouche nous y ramène, avec ses saveurs de miel, de choux à la crème, de brioche au sucre et de raisin.

 

Finale : ample, directe. C’est un nouvel univers aromatique que nous laisse découvrir l’entame de finale, sèche et massive, marquée par le bois de Santal. Puis, nous revenons vers des paysages herbacés, faits de réglisse et de coriandre. Néanmoins, la dégustation ne pouvait que se clore par la gourmandise. En arrière-bouche, un baba au rhum.

 

 

De toute la dégustation, c’est le Glen Grant le plus généreux, le plus gourmand. Chaque séquence olfactive et gustative dresse un tableau que seuls les vieux scotchs du Speyside peuvent nous proposer.

 

 

GLEN GRANT 1956 Gordon and MacPhail Book of Kells 53,9 % : 

 

 

 

Couleur : acajou aux reflets orangés.

 

Nez : direct, concentré. Le nez commence par révéler des parfums résineux (pin, sapin). Ensuite, de magnifiques notes de grains de poivre et de côte de bœuf dévoilent la nature carnée de la palette olfactive. Enfin, troisième séquence olfactive, des notes d’ardoise soulignent le caractère minéral du nez.

 

Bouche : riche, équilibrée. Des parfums de café, de sucre roux et de boudoirs nous emmènent jusqu’au dessert. Le milieu de bouche, par ses notes de chocolat et de réglisse, flirte subtilement avec l’amertume. L’aération dévoile une noblesse absolument remarquable, avec un toucher de bouche de plus en plus soyeux.

 

Finale : dense, altière. C’est un retour à la minéralité qu’effectue l’entame de finale, avec des notes de charbon. Par la suite, des saveurs d’infusion aux fruits rouges, de pain grillé et de beurre salé continuent cet aller-retour permanent depuis la mise en bouche entre le sucré et le salé. 

 

 

Cette dernière expression dévoile la plus grande rusticité, avec ses séquences olfactives et gustatives denses et amères. Au-delà de ce caractère, la dégustation s’enrichit par des saveurs d’une grande gourmandise.