Embouteilleur indépendant historique, Gordon & MacPhail est reconnu comme le plus grand spécialiste des single malts rares et anciens, disposant d’une collection invraisemblable de fûts en provenance de toute l’Écosse. La maison a multiplié ces dernières années les embouteillages les plus prestigieux, affirmant son savoir-faire unique en matière de vieillissement.
Établie à Elgin en Écosse en 1895 comme épicerie, la société s’est rapidement spécialisée dans l’achat, le vieillissement et l’embouteillage de single malts. Aujourd’hui, Gordon & Macphail dispose d’un stock immense d’eaux-de-vie dont certains fûts proviennent de la fin des années 1930 et des années 1940. James Gordon et John Urquhart ont été de véritables visionnaires en constituant ce stock, qui a permis à la société de survivre à la Seconde Guerre mondiale en exportant du whisky vers les États-Unis, mais également de sauver certaines distilleries, en honorant des contrats de remplissage et d’achat de fûts.
En 1933, le fils de John Urquhart, George (désormais surnommé Mr. George) rejoint la société. Considéré comme le “père” du single malt, il est à l’origine de la gamme Connoisseurs Choice en 1968. Pour George Urquhart, la maturation des distillats mérite un soin particulier, indispensable pour obtenir le bon équilibre entre le distillat et le bois. Les nombreux embouteillages millésimés de Gordon & MacPhail, soigneusement affinés, reflètent cette maîtrise hors pair du vieillissement, avec des finish d’une grande diversité, et une exigence rare dans la sélection des fûts dont certains sont issus des plus grands domaines de vins.
La date du 11 mars 2010 marque un virage important pour Gordon & MacPhail. Le négociant dévoile au château d’Édimbourg un Mortlach âgé de 70 ans distillé en 1938 et embouteillé dans une magnifique carafe. Cette première expression d’une nouvelle gamme appelée Generations est alors le plus vieux Single Malt Scotch Whisky jamais embouteillé. Quasiment un an plus tard, un Glenlivet de 70 ans rejoint cette gamme, suivi en 2012 par un autre Glenlivet de 70 ans et un Mortlach de 75 ans distillé en 1939.
L’attention portée au design des flacons abritant ces archives liquides est exceptionnelle. Les carafes en cristal soufflées bouche des trois premières éditions de la gamme Generations forment une goutte d’eau scellée par un bouchon en alliage d’argent. Sur la carafe du Mortlach 75 ans 1939, vendue avec un socle en cristal, 75 stries au dessin souple représentent le nombre d’années passées dans les chais de Gordon & MacPhail. En 2021, la société dévoile la cinquième édition de sa gamme Generations, un Glenlivet 80 ans distillé en 1940, dont le flacon et le coffret en chêne ont été dessinés par l’architecte Sir David Adjaye Obe : une bouteille magnifique à la silhouette carrée, surmontée d’épaules en bois et d’un bouchon lisse et cylindrique.
Cette recherche esthétique ne se cantonne pas au design de la gamme Generations. En 2018, le négociant présente une refonte de ses collections : le nombre de séries passe de dix-huit à cinq (Discovery, Distillery Labels, Connoisseurs Choice, Private Collection et Generations). Les séries Connoisseurs Choice et Private Collection sont revues : les étiquettes des embouteillages Connoisseurs Choice arborent de nouvelles mentions (numéro de fût, type de fût, date de la mise en bouteille, note de dégustation), tandis que la Private Collection se distingue par de magnifiques carafes en cristal striées et de précieux coffrets en bois avec des étiquettes plus sobres. L’usage de la couleur dorée est quasiment systématique pour les deux collections.
Cette incursion de Gordon & MacPhail dans l’univers du design et du luxe est étroitement liée à son extraordinaire patrimoine en matière de spiritueux. Les single malts de la gamme Generations constituent des vestiges exceptionnels d’une époque où les distilleries écossaises se consacraient quasi exclusivement à la production de blends. En témoigne la première gamme régulière de Mortlach, qui n’a été commercialisée qu’en 2014 par la distillerie ! Quant au Glenlivet 1940 embouteillé par Gordon & MacPhail, il évoque un temps difficile pour l’industrie du scotch, privée de matière première : la distillation de céréales fut limitée par le ministère de l’alimentation, afin de rationner l’orge pour l’effort de guerre. Par exemple, la capacité de production de Glenlivet diminua alors de deux tiers.
En 2022 et en 2023, Gordon & MacPhail a lancé deux séries éphémères nommées Recollection qui proposent, dans les gammes Connoisseurs Choice et Private Collection, des expressions très rares élaborées par des distilleries fermées. Dans ses chais, Gordon & MacPhail conserve encore aujourd’hui des fûts de plus d’une vingtaine de ces légendes silencieuses. Parmi les autres collections éphémères, citons Mr. George Legacy, consacrée à de très vieux Glen Grant, distillerie favorite de George Urquhart. La troisième édition de cette série, distillée en 1959, est le dernier fût de ce millésime embouteillé par Gordon & MacPhail, toutes distilleries confondues. À chaque embouteillage du négociant, c’est en quelque sorte un pan de l’histoire du scotch whisky qui se révèle en même temps qu’il disparaît.
Sur le marché des enchères, les vieux millésimes embouteillés par le négociant (de la fin des années 1930 jusqu’aux années 1960) remportent le plus grand succès, s’adjugeant à plusieurs dizaines de milliers d’euros. Si les spiritueux de luxe nourrissent les rêves des collectionneurs, Gordon & MacPhail poursuit sa quête de la rareté sans jamais renier sa philosophie de l’excellence.
Strathisla 34 ans 1937 Gordon and MacPhail Connoisseurs Choice 43 % :
Nous entamons cette dégustation avec un Strathisla, une distillerie intimement liée à l’histoire de Gordon & MacPhail, mis en bouteille en 1971 dans la gamme iconique du négociant, Connoisseurs Choice. Distillé pendant l’entre-deux guerres, ce single malt a été sélectionné pour l’importateur italien Edoardo Giaccone, comme le signale le neck label qui distingue ces éditions des versions classiques de la gamme.
Robe : ambre.
Nez : fin, éthéré. Débordant de fraîcheur, le premier nez se distingue par ses parfums cireux, exotiques (mangue, passion) et huileux (olive). La magnifique patine de ce Strathisla se dévoile également à travers des notes de terre, de poivre et de gingembre. Du thym apparaît au cours du deuxième nez.
Bouche : ronde, précise. Déroutante par son registre capiteux, l’attaque en bouche allie des notes d’épices (poivre, gingembre) et de fleurs (rose, violette). Plus délicat, le milieu de bouche dévoile des saveurs de pêche et de chocolat fondu. Ces notes chocolatées apportent de la chaleur et introduisent une fin de bouche torréfiée. L’aération fait écho aux parfums cireux du nez.
Finale : élégante, voluptueuse. Lactique, l’entame de finale reprend ensuite les notes poivrées de la bouche, auxquelles succèdent des notes de litchi. Par la suite, l’atmosphère devient maltée. La rétro-olfaction évoque l’humidité d’un chai de vieillissement. Le verre vide restitue quant à lui des parfums de baume à lèvres.
À la dégustation, ce Strathisla révèle une complexité et un caractère qui supportent d’une excellente manière le vieillissement long : sa puissance est magnifiquement contrastée par des séquences plus aériennes.
Glenlivet 1940 George & J. Smith’s 40 % :
La dégustation se poursuit avec un malt d’au moins 40 ans : un Glenlivet 1940, embouteillé dans les années 1980.
Robe : ambre foncé.
Nez : franc, vif. Véritable voyage dans le passé, cette cuvée saisit immédiatement par les notes de cire, de bois ancien, de mine de crayon à papier et de tabac. Des feuilles de papier journal prennent ensuite le relais. Le deuxième nez révèle un boisé qui nous transporte dans l’univers des rhums.
Bouche : complexe, ample. L’attaque de bouche se démarque du nez par sa fraîcheur et sa gourmandise, avec du melon, de la menthe et de la crème brûlée. Ensuite, le milieu de bouche évoque les notes cireuses du nez. Puis des notes animales (carnées) et poivrées émergent. La fin de bouche dévoile des saveurs de nectarine qui finissent par épouser entièrement la palette gustative. Une très légère salinité apparaît avec le temps.
Finale : légère, lascive. Des notes de banane laissent place à des amandes et des fruits séchés. Puis, des notes de charbon laissent entrevoir une mince fumée en arrière-bouche à laquelle succède du raisin et de la cire. Éclatant, le verre vide alterne les séquences fruitées, cireuses et fumées.
Ce Glenlivet est l’illustration parfaite de ce que l’on appelle un whisky “old-school”, avec notamment une patine magnifique marquée de notes de cire, de bois ancien et de papier journal. Mais il possède également le supplément d’âme que possèdent tous les grands vieux whiskies : une fraîcheur inouïe.
Glen Grant 65 ans 1956 Gordon & MacPhail Connoisseurs Choice LMDW 65th Anniversary 55,4 % :
Ce Glen Grant 1956 a été embouteillé en 2021 pour célébrer le 65e anniversaire de La Maison du Whisky, et aussi plus de quarante ans de collaboration entre les deux partenaires. Cette version constitue le dernier vieux Glen Grant embouteillé dans la gamme Connoisseurs Choice du négociant écossais.
Robe : acajou.
Nez : ample, étoffé. Des parfums de fromage au lait cru, de sauce à l’orange, de viande de canard, de cerise, de caoutchouc soulignent l’extraordinaire richesse de ce whisky. Nous pouvons y ajouter des notes balsamique de sherry, de cire, de gingembre, de poivre… Finement poudré, ce Glen Grant évoque au deuxième nez l’odeur des vieux meubles.
Bouche : concentrée, amère. À la fois puissante et relevée, l’attaque de bouche révèle son caractère empyreumatique et oléagineux (noix de pécan). Du chocolat noir très amer et des notes de grain de moutarde prolongent la tension de l’attaque. Enfin, des notes de viande de veau apportent une dimension animale inédite à la dégustation. L’aération confirme toute la richesse de ce Glen Grant.
Finale : longue, gourmande. L’entame de finale s’appuie sur les tanins de ce Glen Grant. Ensuite, des notes de noix de cajou, de miel, de Pedro Ximénez dévoilent le caractère gourmand de cette finale. Puis, des saveurs de café serré renouent avec l’amertume de la bouche… Le verre vide évoque la peau d’une pêche et apporte une touche de fraîcheur à la dégustation.
La dégustation d’un whisky aussi âgé est toujours un moment vertigineux. Par rapport aux expressions dégustées ci-dessus, ce Glen Grant âgé de 65 ans se démarque par son immense concentration. Les séquences éthérées et capiteuses sont absentes au profit de séquences riches et pleines de tensions avec, cependant, un équilibre proche de la perfection.