L’histoire du whisky au Japon commence le 8 juillet 1853, sous le shogunat Tokugawa, avec le débarquement dans la baie d’Edo de quatre navires de guerre, les plus gros de l’époque, surnommés « navires noirs » par les Japonais à cause de l’épaisse fumée qui s’en dégage. À leur tête, le commodore Matthew C. Perry est porteur d’une lettre du président américain Millard Fillmore demandant l’ouverture de relations diplomatiques et commerciales entre les deux pays, le Japon étant alors fermé au reste du monde. Pour convaincre de sa bonne volonté, il offre des cadeaux aux autorités locales, dont du whisky. Il revient en février l’année suivante avec une flotte de sept navires, 1 700 hommes à leur bord, et reçoit cette fois l’autorisation de stationner à Kanagawa, près de Yokohama. Là encore, le 13 mai 1854, il apporte de nombreux présents dont un fût de whisky destiné à l’Empereur et plusieurs caisses pour les officiels japonais. Le 31 mai 1854, la convention de Kanagawa, un traité d’amitié entre le Japon et les États-Unis, est signée sous la pression des canons. Ce traité inégal, rapidement suivi par des accords commerciaux et imité par les grandes puissances européennes, met un terme forcé à plus de deux siècles d’isolationnisme (sakoku).
Représentation japonaise des « navires noirs »
Le whisky est alors une curiosité même si le début de l’ère Meiji en 1868 et son intérêt pour la modernité scientifique et technologique de l’Occident - pensons à L’appel à l’étude de Fukuzawa Yukichi, véritable best-seller publié entre 1872 et 1876 - voit naître les premières tentatives pour faire du yoshu, des ersatz d’alcools occidentaux. Dans les faits, il s’agit de liqueurs imitant avec plus ou moins de bonheur le goût des alcools que les Japonais avaient à disposition à l’aide d’infusions et de sucre. Le Japon ayant repris petit à petit la main sur ses ports, une hausse vertigineuse des taxes sur les produits importés encourage les Japonais à produire leurs propres alcools. Deux entreprises dominent le marché : Denbei Kamiya et Settsu Shuzo dans le Kansai. La première se limite aux ersatz alors que la seconde forme le projet de produire un véritable whisky. Elle échouera mais deux hommes vont reprendre le flambeau : Shinjiro Torii et Masataka Taketsuru.
Shinjiro Torii naît à Osaka en 1879. Il étudie deux ans à l’école de commerce d’Osaka puis commence un apprentissage dans un magasin en produits pharmaceutiques, Konishi Gisuke Store, où on vend aussi du vin, des brandies et des whiskies. Les mélanges étant indispensables à la pharmacie, Torii acquiert des bases en chimie. Après un passage chez un vendeur de peintures et de teintures, il s’établit à son compte en ouvrant Torii Shoten, dans le quartier de Nishi.
Au début, il vend surtout du vin et de la nourriture en boîte mais développe un intérêt pour les alcools occidentaux. Après avoir goûté un porto chez un courtier en vins espagnols de Kobe dont il avait fait la connaissance quand il travaillait à Konishi Gisuke, il décide de se spécialiser dans le vin et rebaptise sa boutique Kotobukiya Liquor Shop. Ses produits sont mal accueillis par les japonais qui trouvent les vins trop acides ou trop amers, leur préférant des versions arrangées. Il met ses talents d’assembleur à profit, mélange ses vins, les aromatise et y ajoute du sucre. Une première version lui permet d’écouler son stock en 1906 mais c’est en 1907 que le succès commence avec son Akadama (balle rouge) Port Wine. En 1911, il lance son propre ersatz de whisky, le Hermes Old Scotch Whisky, mais son véritable objectif est de faire du whisky dans les règles de l’art, comme en Écosse.
Shinjiro Torii, fondateur de Suntory
Encouragé par les ventes de son Akadama Port Wine, il se lance à la recherche d’un écossais qui puisse lui enseigner la production du whisky. Mais une connaissance, le Dr. Moore, lui parle d’un jeune homme parti étudier le whisky en Écosse en 1918 : un certain Masataka Taketsuru. En juin 1923, ce dernier commence à travailler pour Shinjiro Torii en tant que manager de la future distillerie. Les deux hommes sont en désaccord sur le lieu où la construire. Taketsuru considère Hokkaido mais Torii pense plus à l’aspect pratique des choses : le transport et la proximité avec le siège de l’entreprise. Torii tranche : la distillerie est érigée à Yamazaki, sous le contrôle de Taketsuru.
La distillerie Yamazaki, à mi-chemin entre Osaka et Kyoto
La construction de la distillerie débute en 1923 et s’achève l’année suivante. La première goutte d’alcool sort de l’alambic le 11 novembre 1924, un peu avant midi, mais le résultat laisse à désirer et, à la fin de la saison, Taketsuru retourne en Écosse pour se perfectionner. Les progrès se font attendre et l’argent commence à manquer ; Torii développe donc une gamme de produits destinés à garder les finances à flot : poivre, sauce soja, sirop, curry, thé, etc. En avril 1929 sort finalement Suntory (contraction du sun, le soleil rouge d’Akadama et du drapeau japonais, et Torii) Whisky Shirofuda (white label). C’est un échec, le goût fumé déplaisant aux consommateurs japonais. Il faut attendre 1937 pour que Torii trouve la recette du succès avec le Kakubin, littéralement la bouteille carrée.
Masataka Taketsuru naît en 1894. C’est le troisième fils de Keijiro Taketsuru, directeur d’une brasserie de saké à Takehara, près de Hiroshima. Il étudie la chimie au lycée technique d’Osaka et s’inscrit à un nouveau cours sur la fermentation. Tout en étudiant, Taketsuru développe un intérêt croissant pour les alcools occidentaux. En 1917, il est présenté au propriétaire de Settsu Shuzo, Kihei Abe par un ancien de son école, Kiichiro Iwai. Settsu Shuzo est alors l’entreprise dominante dans la production d’alcool industriel et de yoshu dans le Kansai. Taketsuru explique son projet d’aller à l’étranger pour étudier la distillation, ce qui ne manque pas d'impressionner Abe. Ce dernier invite alors le jeune homme à rejoindre Settsu Shuzo en mai 1917 au grand dam de son père qui aurait préféré que son fils commence par obtenir son diplôme puis prenne sa succession.
Il commence à Settsu Shuzo comme chimiste mais passe rapidement à la tête de la production d’alcool occidental. À l’époque, les importations de vrais whiskies augmentent et les producteurs locaux commencent à s’inquiéter de l’avenir commercial de leurs ersatz. Faire du « vrai » whisky devient une nécessité et Kihei Abe décide d’envoyer un de ses employés en Écosse. C’est au jeune Taketsuru qu’il confie cette délicate mission. Ses parents s’y opposent, toujours dans l’espoir que leur fils reprenne la brasserie familiale mais Abe les convainc de le laisser partir et ils finissent par transmettre la brasserie à des proches.
En juillet 1918, il part à bord du S.S. Tenyo Maru en direction de San Francisco puis de l’Écosse. Il arrive au Royaume-Uni le 2 décembre 1918. Il s’inscrit à des cours de chimie à l’université de Glasgow et au Royal Technical College où il fait la rencontre d’Isabella (Ella) Lilian Cowan, une étudiante en médecine de l’université de Glasgow. Elle lui présente sa famille à Kirkintilloch, une petite ville au nord-est de Glasgow où il s’installe début 1919.
En avril, il se rend à Elgin, au cœur du Speyside, pour s’instruire auprès de J.A. Nattleton, auteur de The Manufacture of Spirit (1893), le livre de référence sur la distillation à l’époque. Le professeur accepte de le recevoir mais ses honoraires sont bien trop élevés pour le jeune homme qui décide de contacter les distilleries de la région. J.R. Grant, le manager de Longmorn, est touché par l'intérêt du jeune homme et accepte de le prendre en apprentissage à titre gracieux pour quelques jours. Il y apprend tout ce qu’il y a à savoir sur la fabrication du whisky et son vieillissement.
Taketsuru souhaite aussi apprendre à faire du whisky de grain et il se rend donc à la distillerie de Bo’ness où il fait du remplacement pendant deux semaines au début de l’été 1919. Il s’amuse tellement avec l’alambic Coffey qui s’y trouve qu’il demande à rester une semaine de plus où il approfondit ses connaissances sur la fermentation. Il visite le vignoble bordelais à l’automne et se marie l’hiver venu avec Rita, Jesse Roberta Cowan de son vrai nom, la grande-sœur d’Ella. Il fait sa déclaration à Noël et ils se marient le 8 janvier 1920, contre l’avis de leurs familles respectives. Madame Cowan essaye de faire annuler le mariage et les parents de Taketsuru envoient Kihei Abe résoudre la situation. Ce dernier n’est pas particulièrement enthousiaste puisqu'il espérait voir Taketsuru épouser sa fille, n’ayant pas d’héritier mâle pour reprendre son entreprise.
Masataka Taketsuru, fondateur de Nikka, et son épouse, Rita
Taketsuru se dit prêt à rester en Écosse mais Rita sait que son rêve est de faire du whisky au Japon et lui dit qu’elle le suivra là-bas. Il déménage d’abord à Campbeltown. Grâce à l’aide du professeur Forsyth James Wilson, le conseiller de Taketsuru au Royal Technical College, il entre en apprentissage à Hazelburn où il passe cinq mois durant lesquels il noircit les pages de son carnet de notes, intitulé « rapport d’apprentissage : pot still whisky ». Ce carnet devient la base de la fabrication de whisky au Japon.
Il rentre au pays avec Rita en novembre, bien décidé à mettre à profit tout ce qu’il a appris en Écosse mais le contexte économique est difficile et Settsu Shuzo traverse une mauvaise passe qui oblige l’entreprise à abandonner son projet. Taketsuru est promu ingénieur en chef, chargé de la production d’ersatz de whisky, bien loin de ses aspirations initiales ; il démissionne en 1922. Il trouve alors du travail grâce à une connaissance de Rita dans un lycée où il enseigne la chimie appliquée avant d’être recruté par Shinjiro Torii. Les relations entre les deux hommes se détériorent à la suite de leurs premiers échecs et Taketsuru est mis au placard, à la tête d’une brasserie rachetée par le groupe en 1929. Il démissionne à la fin de son contrat, en mars 1934.
La distillerie Yoichi, à Hokkaido
Trois mois plus tard, le 2 juillet, il fonde sa propre entreprise avec l’aide d’investisseurs, certains rencontrés grâce à Rita qui enseigne l’anglais à leurs enfants. Ce sera Dai Nippon Kaju Co. Ltd. (La grande entreprise de jus de fruit japonais), contractée en Nikka en 1952. Taketsuru est toujours convaincu que Hokkaido est l’endroit parfait pour fonder une distillerie de whisky, du fait de ses similitudes avec l’Écosse. Il trouve rapidement le lieu idéal, près de la rivière Yoichi, à un kilomètre de la mer, entouré de montagnes. La distillerie est sur pied en octobre.
Au début, Taketsuru produit du jus de pomme et du cidre pour avoir des rentrées d’argent immédiates en vue de pouvoir lancer la production de whisky qui elle prend du temps et coûte cher. En 1935, le premier jus de pomme est vendu mais est retourné car il se trouble ce qui déplaît aux consommateurs. Taketsuru a alors l’idée de le distiller pour faire un brandy de pomme. Un financement accru lui permet d’acheter un premier et unique alambic fabriqué par Watanabe Copper & Ironworks à Osaka comme ceux de Yamazaki et copié sur ceux de Longmorn où il a étudié en Écosse. Il obtient sa licence de distillateur le 26 août 1936 et se lance immédiatement dans la distillation, utilisant son alambic pour la première et la seconde distillation. En 1940, Dai Nippon Kaju sort ses premiers produits : Rare Old Nikka Whisky et Nikka Brandy.
Nous ne pouvons raconter ici en détails un siècle d’histoire. Disons seulement que le whisky japonais a, jusqu’au premier single malt japonais mis sur le marché par Suntory en 1984 - même si Karuizawa l’avait déjà fait en 1976 dans des quantités plus modestes -, essentiellement été synonyme de blend. On distingue alors plusieurs qualités en fonction de la part de malt dans l’assemblage et du degré d’alcool. L’intérêt se relâche au milieu des années 1980 et l’industrie connaît une crise durable jusqu’à un retournement radical de la situation ces dernières années, tant au Japon qu’à l’international.
Longtemps limité à son marché domestique, le whisky japonais s’est progressivement imposé dans le reste du monde à partir des années 2000. Quelques entreprises commencent alors à importer les whiskies de Suntory et Nikka en Europe. Ils sont bon marché et font les délices des amateurs curieux de découvrir ces whiskies issu d’un pays dont l’intérêt pour le whisky est alors largement méconnu. À force de récompenses lors de multiples concours, d’articles dans les magazines spécialisés puis généralistes et de bouche-à-oreille, le Japon prend sa place parmi les grands pays du whisky, au point qu’au milieu des années 2010, la demande est telle que les grandes distilleries du pays sont contraintes de remanier radicalement leur gamme, faute de stocks.
La distillerie Karuizawa, fermée en 2000
Cet engouement s’étend à des distilleries fermées comme Karuizawa, Hanyu ou Kawasaki, victimes du désintérêt tant local que global pour les whisky à partir du milieu des années 1980. Peu de fûts ont été conservés et le prix des bouteilles mises sur le marché à partir de la fin des années 2000 atteint aujourd’hui des sommets, tant pour leur rareté que pour la qualité indéniable des whiskies. Il en va de même pour les anciennes éditions limitées ou interrompues par Suntory et Nikka. Ce succès stimule de nouvelles vocations. À cet égard, Ichiro Akuto fait œuvre de pionnier quand il fonde la distillerie Chichibu en 2008, à un moment où cela n’a encore rien d’évident. Nous pouvons aussi citer Akkeshi ou Shizuoka, autres exemples de micro-distilleries ambitieuses sorties de terre ces dernières années. Dans un marché où la demande en whiskies japonais haut de gamme est encore largement insatisfaite, le succès de ces nouveaux acteurs semble assuré.
Ichiro Akuto, fondateur de la distillerie Chichibu
Nous invitons ceux qui souhaitent approfondir ce sujet à lire l’excellent livre de Stefan van Eycken auquel cet article est largement redevable, Whisky Rising. The Definitive Guide to the Finest Whiskies and Distillers of Japan (Cider Mill Press Book Publishers, 2017) et le récit de voyage de Dave Broom, The Way of Whisky. A Journey around Japanese Whisky (Mitchell Beazley, 2017). Pour un aperçu plus général de l’histoire du Japon, nous avons consulté la Nouvelle histoire du Japon de Pierre-François Souyri (Perrin, 2010) et L’Histoire du Japon des origines à nos jours sous la direction de Francine Hérail (Hermann, 2009).