Le whisky Hanyu appartient aujourd’hui à l’histoire des spiritueux. Non seulement parce que cette distillerie n’existe plus, mais aussi parce qu’il est désormais très difficile d’en dénicher un flacon, et plus difficile encore de trouver un flacon ouvert pour la dégustation. Mais si, par l’effet d’un alignement très favorable des planètes, l’occasion se présentait, apprêtez-vous à faire grandement souffrir votre carte de crédit, ou bien passez votre chemin, et surtout, ne vous retournez pas ! Le paradoxe, c’est que durant la majeure partie de son existence, personne ne s’est vraiment soucié de ce whisky.
En novembre 1941, la firme Toa Shuzo (à l’origine de la distillerie Hanyu) met sur pied dans le village de Hanyu une fabrique de spiritueux qui vient compléter l’entreprise de production de saké de la famille Akuto, dont la fondation à Chichibu remonte à 1626. Après-guerre, Isouji Akuto (le grand-père d’Ichiro) juge le moment opportun de se lancer dans le whisky pour répondre à l’importante demande dont bénéficie ce spiritueux. Ayant obtenu une autorisation de production, il réalise avec un petit alambic de sa conception divers essais qui ne sont pas tous concluants : plus d’une fois, l’essentiel de la production de la distillerie Hanyu est voué à devenir ingrédient de pâtisserie.
À la fin des années 1970 et au début des années 1980, la consommation de whisky au Japon enregistre une croissance vertigineuse. À l’instar de la plupart des petits producteurs nippons, la firme Toa Shuzo travaille avec « pragmatisme », c’est-à-dire qu’elle importe d’Écosse du whisky de malt en vrac, additionnant en petites quantités ce « bon whisky » à l’alcool qu’elle produit pour concocter des mélanges maison. Au début des années 1980, le cours du yen est au plus bas : il devient plus onéreux d’importer du whisky en vrac que d’en produire soi-même, aussi Isouji Akuto décide-t-il de créer une distillerie de malt au sens propre du terme dans l’enceinte de l’usine d’Hanyu. Il s’agissait d’un petit établissement, doté d’une unique paire d’alambics pot still en forme de lanterne (de 4 000 litres et 2 000 litres de capacité), suffisante pour les besoins de l’entreprise. Toutefois, il ne faut pas attendre longtemps avant que l’histoire ne rebatte les cartes : les accords monétaires du Plaza, en 1985, ont pour conséquence une soudaine et forte appréciation du yen : il est désormais de nouveau plus onéreux de produire du whisky de malt en interne que de l’importer en vrac. En 1989, la refonte de la fiscalité sur les spiritueux met définitivement fin à un système qui protégeait le whisky nippon de ses concurrents étrangers. Les alambics de la distillerie Hanyu sont éteints après 1991 ; ils ne seront rallumés qu’au printemps 2000, pour quelques mois seulement, car leur destin était scellé. La branche saké de l’entreprise rencontre à son tour des difficultés : en 2004, le père d’Ichiro est contraint de vendre Toa Shuzo à un producteur de shochu de Kyoto qui reprend le nom de marque et une partie du portefeuille.
Le nouveau propriétaire ne s’intéresse toutefois pas au whisky resté dans les chais et souhaite au contraire s’en débarrasser. Mais Ichiro Akuto parvient à lui tout seul à préserver l’intégralité du stock de Hanyu, qui n’est ni déversé dans les égouts ni redistillé. « Une partie du whisky était presque âgée de 20 ans ‒ c’était comme des enfants entrant dans l’âge adulte. » Ayant réussi in extremis à sauver le stock, Ichiro fonde ensuite sa propre entreprise, Venture Whisky, puis s’en va démarcher les bars, s’efforçant de gagner ses interlocuteurs à la cause d’un single malt de qualité, Hanyu. Mais il doit batailler ferme contre un préjugé très répandu à l’époque, selon lequel le « whisky nippon » ne sera jamais un breuvage de qualité : Ichiro n’ignorait pas qu’il n’intéresserait pas en tant que tel les bartenders. Ce sont les flacons eux-mêmes qui devaient être capables de susciter l’attention de clients potentiels. C’est au cours d’une de ces visites que lui vient l’idée de la série des Cards [« cartes à jouer »], dotée d’une accroche visuelle différente, du moins pour une étiquette de whisky, et qui parlerait à tout un chacun. Le reste, selon l’expression consacrée, appartient à l’histoire. Ichiro les commercialisait par groupe de quatre, chaque quatuor arborant également une thématique secondaire (fleurs, constellations, etc.).
Au cours des dix années que nécessita le lancement de la série complète des Cards, la scène du whisky japonais fut le cadre de profonds changements. Les tout premiers flacons et d’autres éditions Hanyu ont été le plus souvent débouchés et bus, et il m’est arrivé de voir chez les cavistes nippons des bouteilles aux étiquettes décollées. Elles ne se vendaient pas précisément comme des petits pains. Mais arrivé à la fin de la série, il était désormais presque impossible de dénicher une bouteille ‒ du moins au prix de détail ‒, la plupart d’entre elles trouvant directement le chemin des caves des collectionneurs. Hanyu était devenu l’un des whiskies les plus recherchés des collectionneurs, son statut passant en quelques années de néant à celui de géant.
Pour quelle raison ? Parce que la distillerie n’existe plus ? Or les distilleries fermées ne suscitent pas toutes l’engouement des collectionneurs. Il est difficile de déterminer ce qui motive précisément une collection : si la présentation joue incontestablement un rôle, c’est en définitive par la qualité du breuvage qu’une distillerie et sa production ont une chance de devenir emblématiques et de ce fait prisées des collectionneurs. Quiconque a eu la chance de goûter au whisky Hanyu a fait l’expérience de son caractère : particulier et mémorable. Quand on lui demande de le qualifier en quelques mots, Ichiro répond : « C’est un whisky qui ne ressemble à aucun autre… Prenez de beaux fruits frais et mûrs, des légumes-racines de toutes les couleurs, du sucre brun et du sucre blanc, et rajoutez quelques épices exotiques. Mélangez le tout dans un verre avec un jus de fruits aigre-doux. Je ne pourrais pas mieux décrire le tempérament exceptionnel du whisky Hanyu. »
Toutefois, dans la « galaxie Hanyu », les variations ne manquent pas. Une diversité qui trouve le plus souvent son origine dans la pléthore de fûts différents utilisés pour la maturation secondaire du whisky, mais aussi dans les fluctuations du caractère dues au millésime de production. « La période 1985-1986 est par exemple étonnamment fruitée », précise Ichiro. « Vers 1988, le caractère est légèrement fumé. Par la suite, l’année 2000 est elle aussi fruitée. Comme il ne subsiste malheureusement plus aucune archive de production, nous ignorons d’où proviennent ces différences. » Voilà qui ajoute au mystère.
6 (millésimes)
La distillerie a existé de 1983 à 2004, mais n’a assuré une production de single malts que durant six années : 1985, 1986, 1988, 1990, 1990, 1991 et 2000. Dans les années 1980, le whisky n’était produit qu’en fonction des besoins. De 1991 à 2000, Hanyu n’a produit aucun whisky.
1985
La première année de production de single malt Hanyu. Des fûts datant de cette année vieillissent encore en chai. À la question de savoir si Ichiro envisage la commercialisation d’un Hanyu 35 ou 40 ans, celui-ci répond de façon énigmatique : « Oui et non. »
2000
La dernière année de production de single malt Hanyu. La plupart de ses embouteillages single cask datent de cette année. Il s’agit de l’unique millésime à la production duquel Ichiro a personnellement pris part, étant entré dans l’entreprise familiale en 1996.
Fût n°7003
Commercialisé en 2005 en quantité limitée à 12 bouteilles, le tout premier embouteillage privé produit par Ichiro ‒ pour le bar tokyoïte Cacoi ‒ est également à ce jour le plus rare. Trois ans plus tard, le reste du fût a été embouteillé sous l’étiquette Queen of Clubs [« Reine de trèfle »].
400
C’est le nombre approximatif de fûts récupérés par Ichiro lors de la cession de l’entreprise par son grand-père à un nouveau propriétaire qui ne s’intéressait pas à sa branche whisky.
54+4
La série complète d’embouteillages de la série Cards lancée par Ichiro se compose de 58 flacons : les quatre premières « cartes » ont tout d’abord été commercialisées en petits volumes avant que d’autres ne soient mises en bouteilles un an plus tard. Dans l’intervalle, le whisky a poursuivi sa maturation en fûts, de sorte qu’un collectionneur digne de ce nom se doit de posséder les deux versions de ces quatre premières cartes.