Black Bowmore est souvent considéré comme l’un des embouteillages les plus iconiques du whisky écossais. La première édition sortie en 1993 marque le début d’une série dont la dernière édition, sortie plus de vingt ans après, marque l’aboutissement.
Les années 1960 sont une décennie dorée pour Bowmore. La distillerie est rachetée en 1963 par Stanley P. Morrison, courtier fondé en 1935 sur Renfield Street à Glasgow par Stanley Morrison. Après plusieurs opérations d’envergure dans les années 1950 et au début des années 1960, l’entreprise prend une autre dimension avec le rachat de Bowmore pour 117 000 livres, élargissant au passage ses activités à la distillation, à l’assemblage et à l’embouteillage. D’autres prises d’intérêt et acquisitions suivent, notamment Glen Garioch en 1970 et Auchentoshan en 1984. Bowmore demeure toutefois le fleuron du groupe, devenu Morrison Bowmore Distillers en 1987. Deux ans plus tard, Suntory acquiert 35 % du groupe avant de finaliser son rachat en 1994.
Les Bowmore distillés dans les années 1960 jouissent d’une réputation enviable auprès des amateurs, séduits par leurs notes de fruits exotiques engendrées par les levures de brasserie utilisées à l’époque. Les décennies suivantes marquent une nette évolution du style de la distillerie, notamment les années 1980, souvent décriées pour leurs Bowmore aux notes prononcées de violette. Les années 1960 font donc figure de référence, y compris pour la distillerie qui semble vouloir retrouver les marqueurs de l’époque dans sa production actuelle. La plupart des embouteillages les plus recherchés ont été distillés dans les années 1960. On peut citer le Bowmore 1966 Bouquet de Samaroli, les single casks 1969 d’Edoardo Giaccone, le Bowmore 1964 Bicentenary, le Bowmore 1967 Largiemeanoch et, bien sûr, les Black Bowmore.
Les années 1990 marquent la fin du whisky loch, la grande crise de surproduction des années 1980 qui a causé la fermeture provisoire ou définitive de nombreuses distilleries. C’est une période où les whiskies sont encore vendus à des prix très abordables, souvent avec des comptes d’âge élevés favorisés par les années de vaches maigres durant lesquelles la production trouvait difficilement preneur et où les fûts dormaient tranquillement dans les chais comme le Vaults No. 1 de Bowmore, un chai situé sous le niveau du loch Indaal doté d’un micro-climat froid et humide, propice aux maturations longues. Les whiskies qui s’y trouvent bénéficient d’une part des anges très faible : environ 1 % par an. Ceux vieillis en fût de sherry sont particulièrement appréciés et les whiskies tourbés se font petit à petit une place dans le cœur des amateurs.
Black Bowmore, premier du nom, combine tous ces éléments : c’est un whisky âgé, légèrement tourbé et vieilli en fût de sherry dans le fameux Vaults No. 1. Il sort en 1993 au prix de 80 à 110 livres la bouteille ; une somme élevée pour l’époque qui n’empêche pas cette première édition limitée à 2 000 bouteilles d’être épuisée en quelques semaines, motivant la sortie d’une deuxième édition en 1994 et d’une troisième l’année suivante, tirées respectivement à 2 000 et 1 812 bouteilles. Ces dernières sont proposées à des prix légèrement supérieurs : 90 livres pour la deuxième et de 100 à 150 livres pour la troisième, soit une augmentation significative mais modeste dans l’absolu. Ces trois embouteillages forment une trilogie, la boîte du dernier portant d’ailleurs la mention Final Edition ; l’avenir en décidera autrement.
Douze ans passent entre la troisième édition et la quatrième. Le prix de sortie résume bien l’évolution – certains diraient la « premiumisation » – du marché puisqu’il est cette fois de 2 400 livres, reflétant la revalorisation générale du whisky et capitalisant sur le succès des premières éditions devenues des bouteilles de collection. Beaucoup d’amateurs les voient en effet comme des Graals, le genre de whisky qu’il faut avoir goûté au moins une fois dans sa vie. Si les années 1970-1980 débordent de bouteilles légendaires comme celles des grands embouteilleurs indépendants italiens (Giaccone, Samaroli, Intertrade, Moon Import, Sestante…), Black Bowmore fait figure de référence dans les années 1990, dans un monde où la prééminence du marché italien décline et où le whisky japonais demeure inconnu en Europe.
Cette nouvelle édition est bientôt suivie de deux autres : le Bowmore 43 ans 1964 White et le Bowmore 44 ans 1964 Gold, respectivement sortis en 2008 et en 2009. Le Bowmore White est un assemblage de six fûts de bourbon et le Bowmore Gold de trois fûts de bourbon et d’un d’oloroso. Ces trois embouteillages forment une nouvelle trilogie qui offre à l’amateur la possibilité de comparer des whiskies d’âge proches issus du même millésime mais élevés dans des fûts différents. On peut aussi évoquer une autre trilogie sortie quelques années plus tôt qui, sans faire mention de couleur, repose sur le même principe. Elle est composée de trois Bowmore 1964 élevés en fût de bourbon, de fino et d’oloroso du même lot que les Black Bowmore.
La série est conclue en 2016 avec un Bowmore 50 ans limité à 159 bouteilles vendues au prix exorbitant de 16 000 livres, soit 200 fois le prix de la première édition à sa sortie. Là encore, on peut voir l’évolution de Black Bowmore comme un bon thermomètre du marché. Si le packaging de Black Bowmore était déjà assez spectaculaire, cette dernière édition est proposée dans une nouvelle bouteille au design modernisé soufflée bouche par Glasstorm, un verrier de Tain, au nord de l’Écosse. Elle est présentée dans une boîte imposante fabriquée par John Galvin Design, ébéniste à Glasgow, en chêne écossais avec des cernes en argent représentant les cinq éditions de Black Bowmore. Cette édition résulte de l’assemblage des deux derniers hogsheads d’oloroso qui auraient été oubliés dans le Vault No. 1 avant d’être redécouverts en 2014… Le lancement de cette ultime édition marque le départ à la retraite d’Eddie MacAffer, le master distiller de Bowmore qui travaillait à la distillerie depuis 1966.
En deux décennies, certains whiskies ont cessé de s’adresser aux amateurs pour devenir des objets de collection ou de spéculation, seuls quelques happy few pouvant se permettre d’acheter et d’ouvrir de telles bouteilles. Le tournant vers le luxe, amorcé notamment par la première trilogie, est ici achevé avec cette dernière édition plus limitée, plus chère, avec son packaging luxueux et son storytelling léché. Entre-temps, le prix des premières éditions s’est envolé : il est d’environ 15 000 livres aux enchères pour la première à l’heure où nous écrivons ces lignes. Le pari est donc gagné, sûrement au-delà des espérances portées par la première trilogie.
Bowmore 29 ans 1964 Black First Edition
50 %, 70 cl, 1993, 2 000 bouteilles
Bowmore 30 ans 1964 Black Second Edition
50 %, 70 cl, 1994, 2 000 bouteilles
Bowmore 1964 Black Final Edition
49 %, 70 cl, 1995, 1 812 bouteilles
Bowmore 42 ans 1964 Black
40,5 %, 70 cl, 2007, 827 bouteilles
Bowmore 43 ans 1964 White
42,8 %, 70 cl, 2008, 732 bouteilles
Bowmore 44 ans 1964 Gold
42,4 %, 70 cl, 2009, 701 bouteilles
Bowmore 50 ans 1964 Black The Last Cask
41 %, 70 cl, 2016, 159 bouteilles
Bowmore 43 ans 1964 White
42,8 %, 70 cl, 2008, 732 bouteilles
Le nez s’ouvre sur des notes de fruits exotiques (mangue, fruit de la passion, kiwi) et de fleurs blanches (lilas, magnolia). La tourbe est très en retrait mais on retrouve des notes marines (huître, algue kombu) qui trahissent la provenance insulaire de ce whisky. La bouche n’est pas dénuée d’une légère amertume, au demeurant très plaisante, qui évoque les agrumes comme le citron vert ou le pamplemousse. Une touche de bois et de belles épices (cardamome, noix de muscade, carvi) viennent relever l’ensemble. Sans sacrifier l’exotisme si caractéristique des Bowmore des années 1960, cette version White sait aussi s’en écarter pour offrir au dégustateur une expérience d’une grande complexité, moins opulente qu’à l’accoutumée.
Bowmore 30 ans 1964 Black Second Edition
50 %, 70 cl, 1994, 2 000 bouteilles
Cette deuxième édition du légendaire Black Bowmore s’ouvre par une gourmandise impénitente entre toutes sortes de confitures (fruits rouges, prune, cerise…), de pâtes de fruit (orange, coing) et de fruits secs (figue, datte). La tourbe, plutôt discrète, se rappelle à notre souvenir avec des notes de fumée, de viande (bacon) et une dimension médicinale. La bouche évolue dans un registre résolument tertiaire avec les fruits à coque (noix, noisette torréfiée), de liqueur de café et de poivre. Sans être le chef-d’œuvre de finesse ou d’équilibre qu’évoquent certains, ce whisky brille par sa cohérence, voire par sa radicalité réjouissante.