Logo de la Chartreuse orné d’une orbe crucigère
La Chartreuse est certainement la plus célèbre et la plus prisée des liqueurs. Sa recette aux 130 plantes demeure secrète, connue seulement d’une poignée de personnes.
La Chartreuse doit son nom à l’Ordre des chartreux, installé dans le Désert de Chartreuse par Bruno de Cologne et six compagnons en 1084. Mais c’est d’abord à Vauvert, un autre monastère fondé par les chartreux non loin de Paris - aujourd’hui au Jardin du Luxembourg - en 1257 à l’invitation de Saint Louis, que le Duc François-Annibal d’Estrées apporte un mystérieux document contenant une liste de plantes destinées à la préparation d’un élixir de longue vie. Le manuscrit est transféré à la Grande Chartreuse en 1737 et ce n’est qu’en 1764 que la formule définitive de l’élixir de Chartreuse est arrêtée.
La Grande Chartreuse
(crédit photo © Chartreuse Diffusion)
Les moines sont chassés une première fois de la Grande Chartreuse et de Vauvert par la Révolution française, en 1792, et il faut attendre 1816 pour que Louis XVIII rende leur monastère aux chartreux. Heureusement, le manuscrit survit à cette période difficile et retourne à ses propriétaires en 1835. Les chartreux développent de nouvelles liqueurs, des recherches qui aboutissent à la création de la Chartreuse Verte en 1840, suivie la même année de la Jaune. La Chartreuse connaît rapidement le succès, notamment grâce aux militaires stationnés dans le massif qui en font la promotion aux quatre coins de la France. Elle devient la première source de revenus du monastère, assurant l’indépendance des moines et contribuant à leurs bonnes œuvres. Aussi la marque est-elle déposée en 1852 par Dom Louis Garnier, dont la signature orne toujours chaque bouteille.
La distillerie est transférée à la Fourvoirie en 1864, tant pour des raisons de productivité que de sécurité, les incendies n’étant pas rares à l’époque. En 1903, au plus fort de l’anticléricalisme de la Troisième République, les moines sont expulsés de leur monastère par les soldats en vertu de la loi du 1er juillet 1901 qui frappe les congrégations religieuses, contraintes de demander à l’Etat l’autorisation d’exister ; autorisation qui leur est presque systématiquement refusée. Ils se réfugient en Espagne, à Tarragone, où la production reprend l’année suivante. La marque est cédée par l’Etat au liquoriste Cusenier mais la recette est en sécurité avec les chartreux et Cusenier est bien incapable de produire une liqueur à la hauteur de l’originale.
L’expulsion des chartreux le 29 avril 1903
(crédit photo © Chartreuse Diffusion)
Les chartreux récupèrent finalement la marque en 1929 mais la Fourvoirie est détruite par un glissement de terrain en 1935 - une nouvelle distillerie est installée l’année suivante à Voiron - alors que la guerre civile fait rage en Espagne. Il faut attendre 1945 pour que les choses commencent à rentrer dans l’ordre. Les Trente Glorieuses sont une époque faste pour la Chartreuse avec une refonte de la bouteille et de l’image de la marque ainsi que des efforts publicitaires importants qui portent leurs fruits, notamment aux Etats-Unis. Après une fin de siècle plus difficile où la Chartreuse, et plus généralement les liqueurs historiques, semblent se démoder, « la reine des liqueurs » retrouve des couleurs grâce à de nouveaux produits, au renouveau du cocktail, et à la redécouverte des anciennes éditions, notamment celles produites à Tarragone jusqu’en 1989, devenus des bouteilles de collection très convoitées. Signe des temps, la Chartreuse a depuis 2018 une nouvelle distillerie à Aiguenoire, au cœur du massif de la Chartreuse.
La Chartreuse a bénéficié de nombreuses éditions spéciales - pour commémorer ou célébrer le retour des chartreux dans leur monastère, la Libération, le couronnement de la Reine d’Angleterre, les Jeux Olympiques d’hiver, etc. - ou disparues depuis longtemps comme la Chartreuse blanche (1860-1900). On pense aussi aux Santa Tecla, vendues chaque année à Tarragone à l’occasion de la Sainte Thècle, ou à l’excellente Cuvée des Fous de Chartreuse. Faute de pouvoir toutes les citer, nous nous contenterons des principales.
De même, la datation des bouteilles de Chartreuses est un exercice dont l’étude excéderait notre propos. Nous nous bornerons donc à dire que les bouteilles ont varié au fil des années et que l’amateur pourra utiliser tel ou tel détail de la bouteille, des étiquettes ou de la capsule pour proposer une fourchette de temps voire une année. Aussi invitons-nous le lecteur curieux d’en apprendre plus à consulter les livres de référence cités à la fin de cet article. Les bouteilles anciennes et les éditions spéciales concentrent les faveurs des collectionneurs et des amateurs. On peut par exemple citer La Tarragone du siècle, un assemblage de plusieurs millésimes, de 1906 à 1980, sorti en 2007 à 512 bouteilles.
L’Elixir végétal de la Grande Chartreuse : Elaboré à partir du manuscrit remis par le Duc d’Estrées aux chartreux en 1605, la recette définitive de l’élixir n’est arrêtée qu’en 1764, après plus d’un siècle-et-demi de recherches, notamment grâce aux efforts du Frère Jérôme Maubec.
La Chartreuse Verte : Surnommée « liqueur de santé », elle est élaborée en 1840 et titre 55%. Sa couleur lui vaut d’être officiellement baptisée Chartreuse Verte par le père Garnier, procureur et responsable des liqueurs de l’époque.
La Chartreuse Jaune : Elle est également élaborée en 1840 par le frère Colomban et le Frère Bruno Jacquet qui y met la touche finale. Elle est plus douce que la Verte et ne titre que 43% (ou 40% selon les périodes) mais fait appel aux mêmes plantes et tient également son nom de sa couleur. Notons que les Chartreuses mélangeant de la Verte et de la Jaune sont connues sous le nom de Chartreuses Episcopales.
Les V.E.P. (Vieillissement Exceptionnellement Prolongé) : Créées en 1963, les V.E.P. sont élaborées comme des Chartreuses Jaunes et Vertes classiques mais bénéficient d’un long élevage en demi-muids - plus petits que les foudres sans lesquels sont élevées les autres - de chêne qui leur confère une complexité supplémentaire. La bouteille des V.E.P. reprend le forme de la première bouteille de Chartreuse connue, datant de 1840. La Verte titre à 54% et la Jaune à 42%. Les indications de millésime ou d’année d'embouteillages ont varié au fil des années ; aujourd’hui, c’est l’année de mise en bouteille qui est indiquée.
“Une Chartreuse” : Depuis 2015, il existe aussi une cuvée élevée plusieurs décennies en demi-muids. Simplement baptisées “Une Chartreuse”, son nom rappelle la mention “Une Tarragone” utilisée par les moines quand la marque ne leur appartenait plus. Leurs successeurs prélèvent chaque année une petite quantité de Chartreuse dans les plus vieux foudres de la maison qu’ils remplissent ensuite avec les plus vieilles liqueurs à leur disposition, un peu à la manière d’une solera. Seules 120 bouteilles de Vertes et autant de Jaunes sont produites chaque année.
Une bouteille de Chartreuse V.E.P. Jaune
La Chartreuse est une liqueur dont le potentiel de vieillissement ne semble pas connaître de limite. On peut bien sûr l’apprécier dans sa jeunesse et profiter de ses notes de plantes, d’agrumes et d’épices mais on peut aussi attendre quelques années voire quelques décennies pour découvrir des arômes plus tertiaires.
La Chartreuse se déguste généralement fraîche, entre 12° et 13°, ou sur glace pour atteindre l’équilibre idéal entre les arômes, l’alcool et le sucre. On la sert dans des verres à liqueur ou à dégustation. Les Chartreuses plus âgées comme les V.E.P. pourront être bues un peu moins fraîches, entre 13° et 15°. L’Elixir s’apprécie quant à lui sur un morceau de sucre, dilué dans un verre d’eau ou dans une autre boisson.
La Chartreuse entre aussi dans la composition de cocktails comme le Last Word (Gin, Chartreuse Verte, Marasquin, citron vert), inventé à l’Athletic Club de Détroit en 1925, en pleine prohibition, ou le Bijou (Gin, Chartreuse Verte, Vermouth rouge) inventé en 1860 par Harry Johnson, auteur du célèbre New and Improved Bartenders' Manual.
Clément Gaillard, Golden Promise Whisky Bar.
GALIANO Martine, BOYER Philippe, DELAFON Christian, Munoz Antoine, ROGET Jean-Marc, BONNARD Philippe, Chartreuse. La Liqueur, Bresson, Chartreuse Diffusion, 2019, 346 p.
STEINMETZ Michel, Chartreuse. Guide de l’amateur de liqueur, Paris, Glénat, Le verre et l’assiette, 2019, 192 p.